Noël à Clary
Décembre, comme chaque année, je décore la maison, installe le sapin, prépare les cadeaux, en accompagnant à tue-tête ma playlist de chants traditionnels. Une gaîté toute factice. Les enfants, les petits-enfants sont au loin, la dernière fois que nous avons fêté Noël tous ensemble c'était, voyons voir ...en 2015. Trois fois en 15 ans. Chanter pour ne pas pleurer, la méthode Coué.
Mon esprit s'évade à la recherche de ce que fut le Noël de nos aïeux.
Je me réveille à Clary, le village de ma famille maternelle. Je me repère d'autant plus facilement que j'ai bien connu cette rue, l'actuelle rue Henri Bourlet où ont vécu mes grands-parents et où j'ai moi-même habité quelques années.
Nous sommes le 20 décembre 1902. Il ne fait pas très froid. Le Ciel est laiteux, "tout plein" . Effectivement Il commence à neiger (cliquez sur la photo) peut-être aurons-nous un Noël blanc.
Je me dirige directement vers la petite maison de droite au mur festonné d'une frise blanche sous toiture.
Une haie sépare la maison du trottoir en terre battue. Je passe le petit portillon blanc, et frappe à la porte.
Devant moi, mon arrière-grand-mère Archange, encore jolie blonde de 34 ans malgré 8 grossesses. Elle m'invite immédiatement à entrer, sans chercher à savoir qui je suis. C'est ça la légendaire hospitalité des gens du Nord. Elle me dira un peu plus tard, qu'elle avait tout de suite remarqué "un air de famille".
Il me paraît préférable ne pas expliquer à Archange l'ambiance de ce Noël 2020, la morosité, les plaintes de ne pas pouvoir sortir, ni pratiquer des loisirs, tout cela lui serait trop étranger.
D'ailleurs, je ne suis pas autorisée à parler de "l'avenir", c'est le pacte du Rendez-Vous Ancestral, rompre ce pacte m'exposerait à je ne sais quel sortilège. Comment dire les peines, les deuils, les guerres à venir, c'est impensable.
Je me présente comme l'une de ses arrière-petites-filles, qui apprend à mieux connaître la vie de ses ancêtres par le biais de la généalogie.
Ah, Je souhaite découvrir Noël en 1902 ! C'est parfait ! J'arrive le bon jour. Il y a fort à faire pour que tout soit prêt mercredi.
Une toute jeune fille s'affaire en cuisine, pas de doute il s'agit de Félicie. A 12 ans c'est déjà une petite femme. Elle est occupée à faire manger un bambin, ce doit être le petit Léon. J'essaie de deviner, mais ce n'est pas simple, je me souviens qu' Archange et Porphyre auront une famille nombreuse.
Comme c'est étrange la vie, le couple aura 12 enfants, alors que leurs frères et sœurs, tant du côté Delepine que du côté Furgerot, n'en auront aucun ! les 12 enfants n'auront aucun cousin ou cousine.
J'apprends que Porphyre (36 ans) est parti au bois avec Charles et Eugène (celui qui deviendra mon grand-père). Les deux garçons sont inséparables. Charles vient de fêter ses 11 ans, il se prend pour un homme. Eugène 9 ans et demi, lui emboîte le pas et traite avec un peu de condescendance, le petit René d'un an son cadet.
Les "hommes" sont donc partis couper un sapin offert par un cousin qui possède quelques arpents. En échange Porphyre, artisan brodeur, lui a fait cadeau d'une jolie pièce de broderie pour son épouse.
Archange m'explique :
Noël c'est d'abord la veillée le 24 au soir, la messe de minuit
Puis la journée du 25 qui débute par des cris de joie à l'ouverture des cadeaux le matin.
Tous ne participeront pas à la messe de minuit, il fait trop froid dehors et dans l'église. Le bébé Porphye - que tout le monde appelle par son 2è prénom Adolphe pour le différencier de son père - n'a que 7 mois, et Léon, tout juste deux ans, est un bambin chétif. Archange les confiera à ses parents.
"Eugène" (son 1er prénom est Emile...que c'est compliqué !) Furgerot et son épouse Archange Lecomte habitent à proximité, rue Scie.
Le couple est âgé. C'est bien volontiers qu'ils garderont leurs petits-enfants pendant l'office de la nativité.
Ils ne vivent pas seuls les deux sœurs d'Archange, Marie 32 ans, et Maria 29 ans, ont coiffé Sainte Catherine depuis quelques années. Toujours célibataires elles prennent soin de leurs parents, et débordent d'affection pour leurs neveux et nièces.
Emile Philosomé Furgerot 26 ans, frère de Marie et Maria n'habite plus la rue Scie : il a épousé Céline Gabet il y a tout juste un an, le jeune couple n'a pas encore procréé.
Archange me délivre ces informations tout en surveillant ses enfants : Pour l'heure, ils sont occupés à installer la crèche. C'est René qui, du haut de ses 8 ans, s'est arrogé ce privilège.
Il se passerait bien d'avoir comme "assistante" sa jeune sœur Maria âgée de 4 ans .
Elle touche à tout et chamboule son beau travail.
Elle aussi fait sa prière du soir "Petit jésus, venez dans mon cœur, pour que je sois toujours très sage" alors, pourquoi n'aurait-elle pas le droit de construire la maison de Jésus ?
René devrait avoir une autre petite sœur, Marie, elle aurait 3 ans, hélas le bébé n'a vécu qu'un peu plus d'un mois.
Archange intervient, si les enfants ne sont pas sages, le Père Noël pourrait bien passer par dessus le toit de la maison, sans s'arrêter. Pour s'attirer ses bonnes grâces, la fillette décide de préparer une tourtière contenant une carotte, un quignon de pain et un verre de lait. Dans l'imaginaire des enfants du Nord, Père Noël et Saint Nicolas se confondent, l'âne ou les rennes qu'importe !
Archange explique à la petite que c'est bien trop tôt : le lait sera tourné d'ici mercredi, et de plus elle a besoin de sa tourtière. Elle doit confectionner des tartes.
J'en profite pour m'enquérir de la composition du menu.
Le réveillon est le "repas gras ". Il se déroule après la messe de minuit. La journée du 24 est frugale, c'est que l'église impose "le jeune eucharistique" il faut être à jeun pour pouvoir communier. les plus jeunes, qui ne communient pas encore, prendront une collation en début de soirée.
Il y aura du boudin noir, on a tué le cochon dernièrement, mais aussi du boudin blanc. La spécialité de Noël. C'est Archange qui le confectionne, elle a appris les secrets de cette recette auprès de sa belle-famille d'origine Belge - Adolphe, le père de Porphyre était d'origine Belge -
La famille est en France depuis une cinquantaine d'années, elle a conservé quelques traditions : Archange sait également fabriquer le pain d'épice de Saint Nicolas.
Une oie provenant de la basse-cour sera farcie et braisée avec des petites pommes de terres et des carottesles petits adorent !
Le dessert sera composé d'une tarte froide au libouli (lait bouilli) et d'une tarte tiède à la cassonade Graeffe - la bûche pâtissière mettra encore quelques décennies pour s'imposer dans les foyers-
Il faut encore préparer, les "coquilles" encore appelées "cougnous" ou "Jésus" qui seront dévorés le 25 au matin.
C'est en général son mari Porphyre qui les confectionne. Porphyre aime travailler la pâte, il fait également le pain pour la maisonnée.
Il pourrait être boulanger ! (tenue au secret, je me garde de lui dire qu'effectivement ils déménageront à Montigny quelques années plus tard, dans une ancienne brasserie dont le four lui permettra de changer de métier)
La coquille, cette brioche en forme de bébé emmailloté est traditionnellement offerte aux enfants, encore aujourd'hui.
Elle a constitué, avec l'orange, un cadeau traditionnel de la fin du XIX è siècle. Jusqu'à la moitié du XX è. vers 1900 les oranges sont encore rares et chères, vendues à l'unité par des marchands ambulants.
Toutefois, à cette époque, beaucoup d'enfants n'apprécient pas les oranges. Ils ne savent pas les consommer. Ils croquent dedans à pleines dents, avec la peau, et ne sont pas très satisfaits du résultat ! Ils préfèrent de beaucoup les berlingots et autres caramels.
Archange continue de s'affairer, elle donne le sein au bébé tout en occupant les petits :
On sort d'une boite les décorations qui seront accrochées au sapin.
Les enfants ont bien "travaillé" pendant ces semaines de l'Avent, ils sont allés chercher des noix qu'ils ont peint et des pommes de pin, ils ont confectionné des guirlandes avec des graines de courges séchées et peintes en blanc. ainsi que des étoiles, découpées minutieusement dans les feuilles de papier d'étain qui emballent généralement le chocolat. Ils ont chiné auprès de leurs tantes des bouts de rubans rouges. Tout cela sera du plus bel effet. L'excitation est à son comble !
Archange continue son récit , elle me raconte maintenant sa belle famille :
La mère de Porphyre, Séraphine Dussaussois, est morte il y a bien longtemps, en 1877, il était encore enfant .
Elle avait laissé 4 enfants. leur père, Adolphe Delépine , ne s'était jamais remarié. C'est Oladie la fille ainée qui s'était occupée de ses frères, puis plus tard, de leur père.
Adolphe est mort l'an dernier à 82 ans. La sœur d'Oladie, Cyrénie a épousé un veuf il y a quelques années Mr Baudchon. Les deux sœurs travaillent ensemble, elles sont "repasseuses". Quant au benjamin Cyrille, il s'est établi à Douai où il s'est marié.
Entretemps les hommes sont de retour ! ils sont priés de laisser au dehors les sabots crottés dans l'expédition. On installe le sapin et les enfants commencent à décorer.
Pendant ce temps, Archange me chuchote :
Il faut encore s'occuper des cadeaux !
Pour Félicie qui devient coquette ce seront de jolis mouchoirs en batiste et un col en dentelle, ainsi que son premier sac à main. Pour Charles et Eugène, un harmonica et des osselets, afin qu'ils puissent jouer ensemble. René recevra de nouvelles billes en agate et surtout une casquette pour ressembler à ses grands frères. Maria recevra une nouvelle poupée et des habits de poupée confectionnés par ses tantes. le petit Léon aura un cerceau et un tambour.
Tous les enfants recevront également un cadeau de leurs tantes Oladie et Cyrénie Delépine, les repasseuses. Les sœurs de leur père ont plus de 50 ans, pour les enfants elles sont "vieilles", beaucoup moins amusantes que Marie et Maria les sœurs de maman. Les tantes sont très habiles de leurs mains, chaque année elles confectionnent pour chacun bonnet, écharpe et gants tricotés "à quatre aiguilles".
Bien entendu, comme pour la crèche, l'installation du sapin ne se fait pas sans chicailleries, entre les aînés et les plus jeunes.
Pour détendre l'atmosphère je commence à chanter : "Mon beau sapin, roi des forêts ......" les enfants me regardent avec surprise : Est ce que je vais à la même école qu'eux ? Est ce que j'ai eu la même maitresse ? celle qui leur a appris la chanson...
Je continue avec "Vive le vent...vive le vent......"mais les enfants ne suivent pas. Suis-je bête! Si la chanson a été créé il y à 50 ans à Boston, elle n'est pas encore arrivée chez nous ; elle ne sera traduite qu'en 1947 !
Je propose alors "Il est né le divin enfant" que nous entonnons en chœur, ou plutôt en cacophonie mais avec tellement de cur.
Il se fait tard, avec une pointe de nostalgie, il va me falloir prendre congé. Je décide de leur laisser un petit souvenir de mon passage : un portrait d'Archange colorisé et encadré :
Et une photo de groupe :
Branche Delepine : Branche Furgerot :
Adolphe Delépine (1819-1901) X Eugène Furgerot (1840- après 1906) X
Séraphine Dussaussois (1826-1877) Archange Lecompte (1840- après 1906)
Dont : Dont :
Oladie Delépine (1853-1930) Archange Furgerot (1868 -1942)
Cyrénie Delépine (1854-1930) Marie Furgerot (1870-1943)
Porphyre Delepine (1866-1945) Maria Furgerot (1873- D)
Cyrille Delepine (1870-1953) Furgerot Emile (1876 -D)
Les Enfants de Porphyre Delepine et Archange Furgerot :
Félicie Delépine (1890-1959)
Charles Delépine (1891-1969)
Eugène Delépine (1993-1970)
René Delépine (1894-1917)
Maria Delépine (1898-1981)
Marie Delepine (1899-1899)
Léon Delepine (1900-1905)
Porphyre dit Adolphe Delepine (1902-1973)
Julien Delepine (1902-1981)
Oladie Delepine (1904-1993)
Marie Archange Delepine (1906-1981)
Cyrille Delepine (1908-1994)
Date de dernière mise à jour : Sam 08 mai 2021
Commentaires
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- 1. LENGLET François Le Mer 23 déc 2020
Bravo ,pour cette évocation.
Je me retrouve au début des années 1950. Nous passions toujours Noël à Bertry chez notre cousine Francine très modestement : pas de sapin ni de volaille, mais l'andouille de Cambrai et la tarte au libouli et surtout beaucoup de chaleur humaine.
Le plus terrible, c'était qu'il fallait venir à pied de Troisvilles ...quand on a 5 ans et qu'il fait bien froid.
Cousine Francine nous a quitté il y a quelques années, elle avait 102 ans -
- 2. Jean Jack TAMBOISE Le Dim 20 déc 2020
Bonjour Domi
Bravo pour cette création agréable à découvrir et toute empreinte de nostalgie
JJ -
- 3. PION Evelyne Le Dim 20 déc 2020
Magnifique récit,
Du fond du cœur, merci de m'avoir embarqué dans votre voyage généalogique.
Passez tous de bonnes fêtes. -
- 4. Olivier LEFORT Le Sam 19 déc 2020
Merci pour ce merveilleux voyage de Noël, Dominique.
Je crois que tu as un secret, peut-être un placard magique dans une chambre oubliée près du grenier qui te permet d'aller et venir, l'air de rien, à travers l'espace et le temps.
Dis, tu me montreras le passage un jour ?
Bises. Olivier -
- 5. Lempereur Paul Le Sam 19 déc 2020
Bonjour
Super
Merci
Bises
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