Brasserie Cirier Pavard
Alors que mon année consacrée aux Cirier-Ciriez est pratiquement bouclée, voilà que je suis entrainée malgré moi sur une nouvelle piste. C’est Roxane, une de mes correspondantes Geneanet apparentée à la famille PAVARD, qui m’a précipitée dans cette faille spatio-temporelle en me suggérant de me pencher sur la famille « CIRIER-PAVARD »
Bien entendu, je me suis hâtée de succomber à la tentation avant qu’elle ne s’éloigne.
Ce sera le 13è article. Et, puisqu’il s’agit d’un extra, il vous sera présenté d’une manière moins conventionnelle que les autres : sous forme de « Rendez-Vous Ancestral » cet exercice qui lie histoire et fiction, généalogie et littérature, ou plutôt expression écrite.
Je resterai cependant au plus près de la réalité afin de ne pas dérouter les puristes à la recherche de données brutes.
Laissons-nous emporter à rebrousse-temps.
C'est à Paris, que je me trouve télétransportée, Nous sommes le 3 novembre 1889.
Depuis six mois, et pour quelques jours encore, ce sont trente deux millions de visiteurs qui sont accourus de toutes parts pour visiter ces nouveaux palais d'acier et de verre et, clou du spectacle , l'imposante tour construite par les équipes de Monsieur Eiffel. C'est donc à l'exposition universelle que je suis conviée.
Munie de mon ticket d'entrée à 1 fr, je me pavane avec la foule entre les jambes de la grande dame si controversée pendant sa construction. C'est grisant. Vertigineux. Je sais qu'il me faudra débourser 5 francs supplémentaires si je veux accéder aux étages et profiter de la vue imprenable sur Paris. Il paraît que déjà près de deux millions de visiteurs l'ont fait.
Quelle chance extraordinaire! C'est la quatrième exposition universelle organisée par la France depuis sa création. Elle commémore les cent ans de la révolution française. Le pays en a bien besoin, après la décennie calamiteuse qui a vu la crise économique, l'invasion des prussiens, et la Commune de Paris. Tout est fait pour restaurer la fierté, afficher aux yeux du monde la grandeur retrouvée, le savoir-faire et la puissance industrielle de notre Nation.
Aurais-je le temps de tout voir ? Non bien sûr, c'est impossible : Quelque 61 000 exposants, dont plus de la moitié de Français, présentent les produits de l’art et de l’industrie.
Au détour d'une allée, voilà que je tombe sur le stand de la "Grande Brasserie de Saint-Germain" . Le panneau publicitaire latéral me saute aux yeux. Je lis CIRIER-PAVARD et je comprends immédiatement la raison de ma présence ici. Je vais rencontrer un nouveau membre de la famille CIRIER.
Le stand en question est en fait une buvette, décidément c'est mon jour de chance. Je vais pouvoir m'offrir une bonne mousse.
[Ce qui est intéressant dans le dessin ci-contre, c'est de constater la présence d'une femme au comptoir au premier plan. La bière a, de tout temps, été d'abord une histoire de femme. Au cours de l'histoire, en plus de brasser de la bière, les femmes la consommaient. Aussi appelée "pain liquide", la bière était appréciée car très nutritive. Le fait que l'eau soit bouillie et la boisson alcoolisée permettait de boire sans risque, contrairement à l'eau qui rendait malade. La bière était même conseillée au femmes qui allaitaient. Puis, au début du XXe siècle, la femme apparaît dans les publicités pour la bière comme celle qui sert à boire à l'homme de la famille. La plupart des spots font l'apologie de la bière, comme d'une boisson pour les hommes, les vrais. Dès lors, la position de la femme vis à vis de la boisson change, elle s'en détourne au profit des jus de fruit et des sodas. Je me souviens de l'air étonné des jeunes de mon âge lorsqu'adolescente je commandais une bière. Il faut dire que native de Bertry (Nord) et plus ou moins apparentée avec les trois familles de brasseurs du village, j'ai été "élevée à la bière" c'était la consommation quotidienne de la plupart des habitants.]
Je m'approche du comptoir sur lequel traîne un exemplaire du "Petit Parisien" (quotidien du soir) du 18 octobre 1889. Il y est question du récent congrès de la Brasserie française, tenu dans le cadre de l'exposition. J'y apprends que "Mr CIRIER, sénateur et père de Monsieur CIRIER-PAVARD de Saint Germain en Laye, a pris la parole".
Voilà qui, en une phrase, déroule l'arbre généalogique. Le sénateur c'est Victor CIRIER, son fils c'est l'aîné, Lucien, né à Cambrai le samedi 5 mars 1859.
De sa jeunesse nous ne savons pas grand chose, nous pouvons imaginer que ses parents ont poussé son instruction. Qu'il a, comme son père, suivi des études secondaires, mais rien n'est moins sûr, en effet sa fiche matricule indique seulement un niveau d'instruction numéro 3. La profession enregistrée "employé de manufacture" ne nous apprend pas beaucoup non plus.
Engagé conditionnel* pour un an le 3 octobre 1877, il est versé au 14è régiment de dragons de Lille. Promu brigadier il passe en disponibilité en novembre 1878, puis dans la réserve active en 1882, avec grade de Maréchal des logis. Pendant toutes ces années, Lucien vit à Lille, il y poursuit des études supérieures. Peut-être eut-il l'opportunité de fréquenter la toute jeune Ecole Nationale des Arts et Métiers ouverte en 1881.
Dès janvier 1884 "A nous Paris" le jeune homme monte à la Capitale ! (Eh oui, même dans le nord on "monte" à Paris). Il est ingénieur chimiste. Est-ce à ce titre qu'il est recruté par les Etablissements Pavard, brasseurs, ou est-ce parce qu'il a rencontré fortuitement Mademoiselle Marie Emilie PAVARD et s'est amouraché d'elle qu'il rejoint la brasserie ? Nous ne saurons jamais.
Quoi qu'il en soit, la presse annonce la publication de mariage du couple dans divers journaux. La noce est célébrée le 23 janvier 1886 à 15h00 en la mairie de Saint-Germain-En-Laye.
A cette époque Lucien a déjà acquis une certaine notoriété : il figure dans l'annuaire du 1er janvier 1886, comme expert auprès de la ville de Paris.
Bien qu'il collabore à l'entreprise de son beau-père, les deux noms sont encore séparés, comme en témoigne cette annonce faite dans la presse, en juillet 1886, contre un concurrent déloyal . Le document est signé MM PAVARD et CIRIER.
La maman d'Emilie décède prématurément, d'une "longue et douloureuse maladie" quelques mois après le mariage, elle n'a que 44 ans.
Puis c'est Albert PAVARD, le père qui disparaît moins de deux ans plus tard, en avril 1888 tué par le diabète. Il était très impliqué dans la société, ancien adjoint au maire, puis maire intérimaire de St Germain, Juge au Tribunal de Commerce, Président du Comité des fête etc. L'homme décrit comme affable, doux et conciliant était très estimé de tous. Il fut conduit par une foule nombreuse à sa dernière demeure.
Le couple laisse une adolescente Lucie, sous la responsabilité de Lucien et Marie Emilie qui se retrouvent à la tête de la brasserie.
Dès ce moment l'entreprise prend le nom de CIRIER-PAVARD.
Lucien a rapidement été reconnu par ses pairs comme éminent professionnel, puisqu'il est, en 1889, le Président du Syndicat des brasseurs des environs de Paris.
Je ne pense pas avoir la chance de rencontrer Lucien et son épouse dans les allées de l'exposition, mais qui ne tente rien.... je m'approche, commande ma bière et engage la conversation avec le serveur. Il est un membre du personnel de la fabrique, détaché sur le site parisien. Je me présente comme une cousine éloignée arrivant tout droit du Cambrésis.
Hélas, le Rendez-Vous Ancestral, n'échappe pas à quelques bugs spatio-temporels : le serveur m'explique que Monsieur était présent toute la matinée, mais il vient de partir à Saint-Germain, faire les honneurs de sa "magnifique brasserie" à quelques collègues du congrès, Madame l'attend sur place pour recevoir ces personnes.
Il n'y a aucune ironie dans les propos du jeune homme, fier de travailler dans un site assez exceptionnel**.
Il m'explique que l'entreprise est l'une des plus importantes et des mieux outillées de France. C'est devenu un modèle, une référence pour cette branche d'activité. L''usine est répartie sur plusieurs bâtiments reliés entre eux par le téléphone ! A proximité du lieu de fabrication, répartis sur deux rues, on trouve : les lieux de stockage des matières premières, un atelier de tonnellerie, un écurie pour quinze chevaux, l'aire de stockage des produits finis, les bureaux.
On y fabrique 40 000 hectolitres de bière par an, essentiellement de la "bock" grâce à ses caves immenses et ses machines à glace qui permettent de brasser à basse fermentation, comme en Bavière !
Est ce que je sais ce qu'est de la bock ?
Je réponds timidement : sans être spécialiste je sais que c'est le genre de bière qui me plait, un peu corsée en alcool et plutôt maltée, sans trop de houblon. D'ailleurs c'est ce style de bière que l'on fabrique dans notre village de Bertry, de la NERVA, ou de la SETZ BRAÜ.
Le serveur intarissable continue :
Notre bière est la meilleure et est inimitable grâce à une source d'eau située sur le terrain de la fabrique. ses propriétés chimiques idéales et sa température constante permettent d'assurer un travail régulier et des produis homogènes.
Une sourire se dessine sur mes lèvres, bien sûr chacun est toujours le meilleur...
Vous ne me croyez pas ma petite dame ? La preuve que nous sommes les meilleurs est que nous sommes fournisseur officiel de la Compagnie Générale Transatlantique, et fournisseur officiel de la Compagnie Internationale des Wagons-lits depuis que nous avons obtenu la médaille d'or à l'exposition de 1878.
Et bien bravo ! Etes-vous nombreux à travailler à la brasserie ?
Le jeune homme réfléchit. Nous devons être une cinquantaine d'ouvriers, plus les chefs. Tous les chefs ont leur logement attenant à l'usine. Une partie des ouvriers est également logée dans l'établissement ce qui ôte bien des casse-têtes, se loger dans la ville de Saint Germain coûte cher. C'est une ville Bourgeoise.
Un groupe de six personnes s'installe au comptoir, je décide de laisser ce sympathique serveur vaquer à ses occupations, il est temps pour moi de continuer ma visite.
Qui sait, j'aurai peut-être la chance de croiser Monsieur William Cody, qui se fera connaître sous le pseudonyme de Buffalo Bill grâce à son spectacle le "Wild West Show".
Retour au XXIe siècle. Même si je n'eus pas l'occasion de rencontrer Lucien CIRIER, je puis vous raconter ce qu'il advint par la suite.
Vers un changement professionnel
le 7 avril 1893, Lucie, la jeune sœur de Marie, épouse Georges MOYNIER, de 10 ans son aîné, Celui-ci sera associé à l'entreprise.
Peu de temps après la noce, bonheur chez les CIRIER : après 6 ans de mariage Marie attend un heureux évènement.
Albert Lucien Fabien CIRIER voit le jour le samedi 2 décembre 1893. Hélas cette période de félicité sera de courte durée : ce petit être fragile s'éteint deux mois plus tard , le 18 février 1894. Le couple n'aura pas d'autre enfant.
En 1896, l'entreprise pourtant florissante est mise en vente aux enchères le jeudi 26 mars. Mise à prix 411 000 Francs. Existe-t-il un problème familiale entre les deux beaux-frères ?
Force est de constater que le nom de Georges MOYNIER ne figure pas sur l'annonce.
A moins que ce dernier ne soit déjà malade, il décèdera prématurément en 1903 à 44 ans.
Après la vente la brasserie prendra le nom de Brasserie "Rose blanche".
Les CIRIER déménagent et regagnent Paris. Lucien reprend son métier d'ingénieur et se concentre sur la branche technique de son entreprise, la construction mécanique :
Lucien continue ses périodes militaires de réserviste. Après avoir été promu Lieutenant en 1899, il prend grade de Capitaine en 1906.
1909, l'année de tous les honneurs
Par décrêt du 12 janvier 1909 Lucien CIRIER est nommé chevalier de la légion d'honneur sur proposition du ministère de la guerre.
Dans le même temps, il semble bien qu'il ait exercé comme professeur. En mars 1909 il est fait chevalier du Mérite Agricole .
La même année, en décembre, nouvelle distinction , cette fois de la part du ministère de l'instruction : Lucien est fait officier de l'instruction publique (ancêtre de l'officier dans l'ordre des palmes académiques).
Le retour aux sources :
Fin 1913, Lucien CIRIER, qui a toujours de la famille sur place, rejoint la Société d'Emulation de Cambrai.
Fondée en 1804 la société a l'ambitieux objet de "concourir au progrès des sciences, des lettres et des arts, ainsi que l'encouragement au bien".
C'est le 25 janvier 1914 qu'il est accueilli officiellement au sein de cette académie par le Docteur Debu son ami d'enfance. Celui-ci loue les compétences d'historien et d'archéologue de Lucien.
Sa présence dans l'annuaire de la curiosité et des beaux arts de 1920, nous revèle que cet érudit s'intéressait aussi bien aux faiences et meubles anciens, qu'aux livres, gravures et dessins concernant Cambrai et le cambrésis.
Il restera membre de la société d'émulation jusqu'à son décès à Menton le 24 février 1921. Dans l'hommage qui lui est rendu après son décès, la société révèlera que Lucien lui lègue une partie de ses collections sur Cambrai.
Annexes :
Engagé conditionnel* : [un conscrit qui s'engage volontairement mais astreint à des conditions, d'où le terme engagé conditionnel] est un jeune homme qui contracte un engagement d'un an avant le tirage au sort. On rencontre en effet le plus souvent le terme d'engagé conditionnel pour les années 1870-1890, à l'époque où le tirage au sort existait. Les engagés conditionnels n'effectuaient qu'une année de service actif à la condition d'obtenir, à la fin de ladite année, au cours de laquelle ils suivaient un cursus particulier, des notes suffisantes aux épreuves. Si oui, ils étaient libérés, nommés sergents peu après, puis sous-lieutenants de réserve. Si non, ils effectuaient la totalité du service. (source forum 14/18)
Arbre familial : Vous pourrez retrouver la généalogie de la famille ICI
La brasserie** : les détails relatifs au dialogue imaginaire avec le serveur, sont issus d'un long article paru dans "le panthéon de l'industrie". Lien vers l'intégralité du texte ICI
La Légion d'honneur : dossier base Leonore ICI
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Date de dernière mise à jour : Ven 11 oct 2024
Commentaires
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- 1. Philippe Cirier Le Mar 03 mai 2022
Merci pour ces écrits passionnants. Descendant de la famille, je serais heureux d'en savoir plus et de contribuer à l'enrichissement des informations. Cordialement, Philippe Cirier-
- Dominique LENGLETLe Mer 04 mai 2022
Merci de votre intérêt et de cos encouragements. C'est bien volontiers que j'accueillerai vos contributions sur ce blog A bientôt, j'espère DomLeng
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- 2. Roxane Le Dim 28 nov 2021
Un grand bravo pour cet article Dominique! Merci beaucoup pour le superbe travail de detective qui m'en apprends beaucoup sur la vie de Lucien. J'adore le style imaginatif de la rencontre spacio temporelle. Tu nous y transporte vraiment. C'est bien au-dessus de toutes mes attentes quand je t'ai envoyé ce petit message il ya quelques semaines. Super! -
- 3. Catherine Livet Le Dim 21 nov 2021
Un petit bavardage avec une correspondante Geneanet qui débouche sur de grandes découvertes généalogiques : Une petite Mousse bien fraîche s'impose pour bien fêter l'événement ! -
- 4. Aline DOLE Le Sam 20 nov 2021
Bravo pour ce récit, magnifiquement écrit.
Je ne savais pas que la bière était une histoire de femmes (moi qui n'aime pas du tout ce goût ^^) -
- 5. Bruneau Christiane Le Sam 20 nov 2021
Beau travail ! Mais qui est ce Lucien Chevalier ??? Un bug ? Celui qui est chevalier de la légion d'honneur-
- Dominique LENGLETLe Sam 20 nov 2021
Merci Christiane, d'où l'importance de la ponctuation
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