Cetait au temps ...

Emile Fruit, "Non-Mort" pour la France....!

Brigadier Emile Fruit, oublié de la Nation.

Emile fruit militaire 004

 

Emile Louis Fruit, un nom qui résonne comme un écho lointain dans l'histoire de notre famille, est le cousin germain de ma grand-mère Gabrielle Fruit, épouse de Marc Lenglet. Lorsque jeune adolescente, j'avais trouvé dans un album chez mes grands-parents, la photo d'un fringuant soldat  en uniforme, sur son cheval... ma curiosité avait été piquée. C'est ainsi que j'avais entendu parler, pour la 1ère fois, du cousin Georges, dragon dans la cavalerie, et de son frère Emile.

Emile fruit mplf 1

Quelques années plus tard, en seconde, grâce à un professeur d'histoire exceptionnel, je commençais à m'intéresser à la "grande guerre" et aux différentes ramifications de notre famille. Sans conteste, cette photo a été  l'un des éléments qui m'ont conduite à la généalogie. D'autant que la photo d'Emile figurait sur le monument aux morts du cimetière, dédié aux victimes de la guerre 14/18.emile-fruit.jpg

M aux morts cimetiere bertry

 

Une jeunesse classique

Emile Fuit, né le 2 janvier 1889  rue du moulin, à Bertry,  avait grandi dans une famille modeste du Cambrésis. Ses parents Benoit et Aurore Bricout étaient tisseurs, comme la plupart des bertrésiens. Le couple eut deux enfants : son jeune frère Georges arriva quatre années plus tard, en 1893. Très jeune, Emile fut mis au travail sur le métier, avec ses parents, mais il rêvait d'une vie différente et la crise économique le confortait dans l'idée que son avenir était ailleurs. Une bonne orthographe et des notions de comptabilité lui permirent de travailler comme employé de bureau.

Emile était célibataire. Aussi longtemps qu'il n'avait pas "fait l'armée", pas question de s'engager si l'on n'était pas apte à nourrir une famille. Dans le registre des événements de la vie masculine, le service militaire constituait le rite de passage par excellence : il signifiait l'accession au statut d'homme. Il fallait l'avoir fait pour se soustraire à l'autorité familiale et prétendre être adulte à son tour. Et, en matière d'autorité familiale, sa mère, Aurore, était un chef, elle passait même pour "un dragon".

Appelé sous les drapeaux le 3 octobre 1910 pour deux ans de service militaire jusqu'au 27 septembre 1912, il intégra le 46è Régiment d'Artillerie. moins d'un an plus tard, Il prenait grade de caporal en date du 25 novembre 1911. Les lettres qu'il écrivait à ses parents, témoignant de son quotidien militaire et de ses préoccupations pour sa famille, révèlent un homme sensible et attachant.

Nous disposons de plusieurs cartes postales de cette période, il les rassure sur sa bonne santé, et s'inquiète de savoir s'ils ont suffisamment de travail.

                        Emile fruit militaire 001                                                              Emile fruit militaire 002           

 Extrait  carte du 29 octobre 1910 : "votre lettre m'a fait grand plaisir, il était inutile d'y ajouter un mandat de 10 francs car je possède encore 30 francs. En effet, la vie est chère mais je dépense le moins possible tout en prenant ce qui m'est nécessaire...Bien souvent le matin je prends un bol de chocolat et 2 petites pagnottes, pour 4 sous...."

      

Autre carte postale envoyée  à ses parents le 21 juillet 1911. Fruit et vitaux 001
 

Photo prise au camp militaire de Mailly où en 1912 naissent les prémices de  l'aviation militaire.

Au verso : "je me suis fait photographier en aéroplane avec Vitaux de Clary.

Comme vous voyez on ne s'ennuyait pas là bas.

On était tantôt artilleur, tantôt aviateur".

Un avenir prometteur

Rue du croissant paris 1914

A l'issue de son service militaire, il partit travailler à Paris où étaient déjà  installés des cousins.

Il n'eut aucune difficulté à trouver rapidement de l'embauche, grâce aux nombreux  bureaux de placement, ancêtres des agences pour l'emploi, qui voyaient le jour dans la capitale. Elles jouaient un rôle déterminant d’intercession entre les fournisseurs de travail et les demandeurs débarquant tout juste de leur campagne.

En 1913, il résidait rue du croissant dans le deuxième arrondissement. Cette petite voie très animée est alors le siège de nombreuses imprimeries et de journaux. C'est aussi dans cette rue que sera assassiné Jean Jaurès au "café du croissant" le 31 juillet 1914.

Au cours de l'année 1913, il fut rappelé pour une période d'exercice de 23 jours. Comme tous les hommes de cette époque, une fois la période d'active achevée, le réserviste devait  rester "opérationnel " pendant dix ans pour être immédiatement efficace en cas de guerre.

Il semble bien qu'Emile était un joyeux drille, apprécié de ses amis, comme en témoigne cette autre carte postale photo émanant de ses  collègues de travail.

Au verso : " Tes amis plongés dans l'attente de la fin de tes 23 jours sont ici la langue pendante. Te souhaitons un bon retour." suivi de la signature des six copains.

 

Emile amis 001

La guerre

Le 1er Août 1914, à 16h00 le monde, son monde s'écroula. La toute proche église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, bien mal nommée, sonnait le tocsin à toute volée. Ses camarades et lui  s'y attendaient, ils étaient les mieux placés au cœur de la capitale pour sentir le danger, voir venir l'inéluctable. Tous rappelés par la Nation  dans le cadre de la mobilisation générale, ils durent se dire adieu. 

Emile rejoignit immédiatement le 46è régiment d'artillerie de Campagne  à Chalons sur Marne, aujourd'hui Chalons-en Champagne.

Le 46è RAC combattait au côté du 25è bataillon de chasseurs. C'est vers Sampigny (Meuse) que les soldats de son unité se frottèrent pour la 1ère fois à la guerre. Contrairement à une légende répandue, l'armée française, au début 1914, n'était pas une institution où régnaient le calme et la sérénité. Malgré un entraînement militaire intense, sur le front,  les premières semaines du conflit, les plus meurtrières de toute la guerre, confirmèrent dans le sang, la faiblesse de notre organisation. Ce qui devait être « une promenade de santé » se transforma rapidement en enfer pour tous les soldats. C’est l’uniforme qui posait le plus de problème. Vêtus de leur tristement célèbre pantalon couleur garance et de leur képi, des centaines de milliers de fantassins s’élancèrent vers la mort dès le mois d’août 1914.

Dès le début les conditions de vie s’avérèrent extrêmement dures : Les rats et les poux vinrent rapidement tourmenter les jours et les nuits des soldats.  la boue, la nourriture insuffisante et la peur constante des attaques ennemies minaient la santé physique et mentale des hommes.  C'est au cours de cet automne 1914 qu’ Emile commença à ressentir des symptômes inquiétants.  Dans un premier temps, le jeune homme feint d'ignorer sa toux persistante et sa fatigue croissante, croyant vraisemblablement que ces signes n’étaient que le résultat de sa situation. Cependant, son état s'aggrava. La douleur dans sa poitrine s'intensifia, et chaque respiration devint un effort.

Finalement, il fut évacué du front et dirigé vers 'hôpital Lariboisière le 9 octobre 1914. Là, les médecins lui annoncent le verdict : tuberculose. Il y fut soigné pendant un mois, jusqu'au 5 novembre, après quoi il fut transféré à l'hôpital Beaujon. Les semaines se transformèrent en mois. Emile luttait contre la maladie, mais les traitements de l'époque étaient limités et peu efficaces. Il mourut loin des siens le 1er juillet 1915.

                                                                                     Hopital beaujon

La tuberculose 

Dans l'histoire des sciences médicales on peut lire :

L'armée est relativement peu touchée avant la guerre, mais l’immunité relative de l’armée disparaît rapidement avec la mobilisation au début août 1914, qui touche un sixième de la population française. Selon le professeur Landouzy, dans son intervention à l’Assemblée, le 25 mars 1915, les anciens réformés, les “récupérés”, sont incorporés sans vérification de leur contagiosité et quelquefois à un stade avancé de la maladie. “À ce compte, l’armée pourrait bien, dans les années à venir, déverser 50.000 tuberculeux sur le pays, libérant ainsi un formidable potentiel de contagiosité”. La maladie va se répandre, notamment à l’automne 1914, au début de la guerre de position et jusqu’à la fin de 1915, favorisée par  l'énorme brassage des populations qui voyagent par train vers les fronts ou en retour, les conditions de vie et surtout d’hygiène déplorables, sans parler du surmenage physique ou de l’irrégularité des apports alimentaires...

Comme l’écrit encore le professeur Landouzy en indiquant que seize soldats incorporés sur mille seront réformés pour tuberculose : “Moins bien partagée que ses camarades qui bénéficient d’une situation de faveur pour accidents ou infirmités “contractés en service”, n’ayant, d’ordinaire, droit à aucune assistance, à aucune pension, et congédié sans autre forme de procès, le tuberculeux a, pour unique ressource, de s’en retourner mourir au pays natal”.

Le statut de réformé 

Emile fut "réformé  N° 2" par commission de réforme dès octobre 1914 :

Il existait deux catégories de réformés : les numéros 1 et 2. Les militaires ayant contracté la maladie en service commandé bénéficiaient de la « réforme n° 1 » avec pension, ceux dont la maladie était antérieure à l’incorporation étaient « réformés n° 2 » sans pension.

L’injustice est manifeste ! Pourquoi les avoir incorporés s’ils étaient tuberculeux, et pourquoi ne pas reconnaître l’aggravation de leur mal en service commandé ?

De surcroît, bien des tuberculeux, ignorants et timides, acceptaient de bon cœur la réforme n° 2 tandis que d’autres, moins malades mais mieux informés, parvenaient  à "décrocher" la réforme n° 1. 

Mais ici, la « faveur » a-t-elle encore un sens ? La réforme n° 1, si désirable à première vue, imposait une foule de démarches qui supposaient le maintien du tuberculeux sous les drapeaux alors que la réforme n° 2, plus rapide, offrait au malade la triste consolation de mourir dans ses foyers.

"Non-mort" pour la France

Morts au service de leur pays sans avoir obtenu l'honneur de la mention « Mort pour la France ». Pour la France, c'est triste à dire,  tous les soldats morts ne se valent pas ! C'est ce qui est arrivé à près de 100 000  poilus français qui, décédés de leurs blessures, morts de maladie, fusillés pour l'exemple, pour insoumission, ou jugés par des tribunaux militaires, n'ont pas vu leur décès considéré comme un acte au service de la France. Présents au front, ils sont devenus les oubliés de l'Histoire de la Grande Guerre, seulement connus des historiens et des généalogistes sous le nom de « Non-Morts pour la France ».

acte décès Emile                     Bulletin deces emile fruit 001

 

Un grand merci au cousin Emile Fruit de Caudry, neveu du précédent, pour l'ensemble des photos qu'il m'a confiées. Elles m'ont permis de lui redonner vie comme homme et en tant que soldat.

Notre famille a au moins la consolation de voir son nom gravé au monument aux morts de notre village, comme une tentative de réparation de cette injustice arbitraire de notre administration centrale.

Sene tuberculose affiche

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : Dim 13 oct 2024

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Commentaires

  • Laëtitia Pessiot
    Bravo pour cet article qui rend justice à Emile.
  • anne
    • 2. anne Le Sam 12 oct 2024
    Qu'importe dit Véronique ... maintenant , plus de 100 plus tard , certainement mais à l'époque , pour les familles , cette non reconnaissance a dû être terrible à accepter et à vivre au quotidien (par rapport aux autres) ... et que dire de ceux qui ont été fusillés pour l'exemple ... la tuberculose en effet a dû trouver un terrain de choix avec les tranchées insalubres, la promiscuité, une vie dans le froid , la boue, avec une mauvaise alimentation et la présence des rats ... Dominique quand j'étais gamine , à Bertry on rendait visite à deux " petites cousines âgées " , deux soeurs il me semble dont l'une avait perdu un fils de la tuberculose . Je ne sais plus leur nom ; il faudrait que je fasse des recherches mais peut être des Lenglet . On appelait l'une des deux "la Blanche" ; ce n'était pas son prénom mais elle avait une mèche blanche au-dessus du front .
    • Dominique LENGLET
      • Dominique LENGLETLe Dim 13 oct 2024
      Bonjour Anne, merci pour le commentaire. Heureuse de te retrouver ici. Il va falloir chercher qui sont les deux cousines... entre autres recherches, on n'a pas beaucoup avancé depuis notre échange d'avril
  • Marthe
    • 3. Marthe Le Sam 12 oct 2024
    Un article d'une belle sensibilité.
    Je n'ai rien à ajouter à tes mots, ni à ceux de Véronique : tout est dit.
    Merci
  • VERONIQUE ESPECHE
    il en est ainsi des guerres ... Qu'importe en fait la mention, tous ceux sous les drapeaux, en période de conflit, sont des héros qui se battent pour leur famille et leur patrie ... leurs souvenirs doivent être chéris, ils ne courraient pas derrière la reconnaissance, mais se battaient pour les leurs ... nous leur devons tant

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