Le retour de l'oncle Orense...
Lorsque nous étions enfants, en visite chez les grands-parents paternels, si nous omettions d'éteindre la lumière en sortant d'une pièce, on nous demandait si nous "attiendions le retour de l'oncle Orense". Nous ne comprenions pas, bien sûr cette plaisanterie de second degré.
C'est ainsi que grand-mère Gabrielle nous raconta la légende familiale concernant "l'oncle Orense".
Il était parti à la guerre, il n'était jamais rentré, et de longues années durant, ses parents avaient disposé chaque soir une lampe à pétrole devant la fenêtre, dans l'espoir de son retour...
Une légende familiale a forcément un fond de vérité, il me restait à en découvrir l'origine Je suis partie à la recherche de l'oncle Orense.
C' est le grand oncle de Marc Lenglet (mon grand père paternel)
Fils de Rémi Lenglet de Bertry, cordonnier, et de Rose Joséphine Lenglet (dite Joséphine) de Troisvilles, ménagère, Orense nait le dimanche 25 mai 1845.
Jusqu'à la découverte de son acte de naissance, je ne pensais pas qu'il avait réellement existé. L'orthographe de l'acte "Langlet", avait brouillé mes recherches....et Orense, prénom rare, est donné sur internet comme féminin.
Orense est le troisième d'une fratrie de quatre enfants, Emerile (1836-1906) est l'ainé. Vient ensuite Rose (1839-1924) qui demeurera célibataire. La cadette Flore (1854-1855) meurt en bas âge.
Les fiches militaires nous apportent beaucoup d'informations sur le parcours des individus. Hélas les premières fiches concernent les conscrits de la classe 66. Orense est de la classe 65. Il s'en est fallu d'un an pour que sa trace ne soit pas perdue.
Orense est un jeune homme au visage rond. Il mesure 1m59. Cheveux châtains, yeux bleus. Il exerce la profession de cordonnier comme son père.
Viendra le temps de la conscription. au XIX siècle l'appel se fait sous forme du tirage au sort : Le tirage au sort détermine qui partira et qui aura la chance de ne pas partir. les numéros les plus bas désignent ceux qui sont bons pour un service de cinq ans !
Les billets de conscrits ont une valeur considérable parce qu'ils déterminent la vie de leur allocataire, aussi beaucoup seront conservés, encadrés ou enjolivés dans un support tel l'exemple ci-dessous
Orense a la malchance de tirer le numéro 57, il sera "bon pour le service". C'est sur le registre de conscription que j'ai récupéré ses caractéristiques physiques.
Nous sommes sous le Second Empire, Napoléon III est arrivé au pouvoir depuis 1852. Le 19 juillet 1870, la guerre contre la Prusse est déclarée, dans des conditions telles que la défaite est quasi inéluctable :
L'armée française compte moitié moins d'hommes que l'armée prussienne, celle-ci, en outre, est dotée d'un équipement nettement plus performant (les canons Krupp). Le manque de préparation, de stratégie des généraux et de leur état major complètent le tableau.
Un nom, une date symbole de cette période : Gravelotte le 16 aout 1870.
D'où provient l'expression "pleuvoir ou tomber comme à Gravelotte".
Un soldat Palmyr Lanquetin écrit à ses parents :
"les balles pleuvaient comme la grêle. On aurait dit des bourdons qui volaient autour de nous"
Son passage à Gravelotte peu après la bataille aurait inspiré à Arthur Rimbaud "Le dormeur du Val".
Sedan le 1er septembre 1870. la cinglante défaite, la reddition de l'empereur et la capitulation. 80 000 soldats sont faits prisonniers :
"Le 3 septembre, environ 83 000 hommes sont conduits sur la presqu'île d'Iges et parqués pratiquement sans abris et sans vivres. Beaucoup de soldats vont mourir de faim ou de maladies, tant les conditions sont épouvantables. Les conditions climatiques sont aussi exécrables, la pluie tombe à torrents pendant plusieurs jours et engendre un véritable bourbier qui éprouve physiquement et psychiquement les prisonniers... Aux averses, succède un soleil de plomb, la chaleur accablante n'arrange pas les conditions des prisonniers. Tous les matins jusqu'à l'évacuation de ce camp de détention improvisé, les morts se ramassent par centaines, beaucoup d'hommes tombent malades de dysenterie en buvant l'eau de la Meuse chargée de cadavres en putréfaction."
- source Wikipedia la bataille de Sedan -
A partir du 12 septembre, le camp sera évacué et les prisonniers internés dans divers camps en Allemagne.
C'est la fin de l'Empire, mais la République refuse la défaite malgré le désastre de Sedan, elle reconstitue une Armée.
le Général Faidherbe prend la tête de l'Armée du Nord, en décembre 1870, le 22è corps d'armée est composée des bataillons de l'Aisne, du Nord, du Pas de Calais et de la Somme.
Hélas d'Amiens (1000 tués, 1300 prisonniers) Bapaume (1569 morts) à Péronne jusqu'à la bataille de St Quentin (3500 tués, 9000 prisonniers), ce ne sont que défaites malgré le courage des soldats français souligné par leur chef. L'armistice est signé le 28 janvier 1871.
400 000 prisonniers français furent prisonniers en Allemagne, dans près de 200 camps disséminés dans le pays. Beaucoup sont rentrés au Pays dans l'année qui a suivi. Mais nous ne disposons d'aucune statistique, excepté la liste des 402 morts du Camp d'Ulm, ainsi que les archives du CICR (Croix rouge) à Genève qui recensent un certain nombre de soldats blesses prisonniers en Allemagne.
Au total le conflit à fait 139 000 morts, beaucoup furent enterrés dans des fosses communes dont l'emplacement n'est pas connu avec précision. De même pour les tombes individuelles, anonymes, disséminées dans les villages traversés.
J'ai consulté les listes (Camp d'Ulm, et Croix Rouge) sans y trouver l'oncle Orense. La probabilité la plus grande est qu'il soit mort et enterré anonymement. Il arrive que par hasard, une tombe soit mise à jour, comme c'est arrivé encore en 2012, dans un bois du Pas de Calais. Mais toute la région a tellement souffert lors du conflit suivant que les chances sont minces.
Dans son histoire de Bertry l'abbé Edouard Du Chesne, évoque cette guerre en quelques lignes, les prussiens n'ayant fait qu'un bref passage de quelques jours pendant la bataille de St Quentin. "Lors de la signature de la paix, les prisonniers bertrésiens réapparurent au bout de longs mois, la plupart revenant de Prusse. Une famille Basquin qui comptait cinq fils les revit tous à la longue; le village entier avait fait pèlerinage à la chapelle Ste Anne"
Joséphine Lenglet meurt en 1884 puis, en août 1888, Rémi organise une donation-partage au profit de ses deux enfants Emerile et Rose, seuls héritiers. Dans le document il n'est nulle part fait mention d'Orense.
Mai 2022 : Je reprends ce texte ancien. Lorsque je l'ai écrit, en 2014, je n'étais pas encore en possession des nombreux actes divers retrouvés dans les archives de mes grands-parents. Je viens de regarder dans la malle aux trésors, il n'y est pas. Me voilà de nouveau repartie en chasse.
Je laisse le quinquet à la fenêtre, au cas où les nouvelles possibilités du net nous permettent un jour, qui sait, de retrouver sa trace....
Un Grand Merci à André Douay pour son aide précieuse dans la recherches et plus particulièrement pour la transmission des documents administratifs (registre conscription, registre donnation partage)
Date de dernière mise à jour : Mer 25 mai 2022
Commentaires
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- 1. VERONIQUE ESPECHE Le Mer 25 mai 2022
Bonne chasse donc ... et prie que tout ce que tu trouveras soit aussi bien écrit que l'acte de naissance de l'oncle Orense ...
Quelle belle écriture cet acte, on en rêve dans toutes les archives
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