Théophile Lansiaux tué par la haine et les préjugés ?
- Le Sam 13 jan 2024
- Dans Histoire locale
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Théophile se sentait à l’étroit, au village, il ressentait des envies d’ailleurs, de liberté. C’est ainsi qu’il s’engagea pour 5 ans dans la marine en avril 1884 et embarqua sur le torpilleur 54.*
Le 20 aout 1885, le jeune matelot de 22 ans, profitait d’une escale de son navire à Cambrai pour venir saluer sa famille à Bertry et à Honnechy (d’après la presse). Ce fut la dernière fois que ses proches le virent.
Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l'herbe menue,
Rêveur, j'en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l'amour infini me montera dans l'âme,
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, heureux comme avec une femme
Arthur Rimbaud, Sensation
La vie de Théophile
Théophile, né à Bertry (Nord) le 07 octobre 1863, fils d’Henri Lansiaux et Joséphine Bastien, un couple de tisseurs, était le neuvième d’une fratrie de 11 enfants, cinq filles, autant de garçons et un enfant sans vie. Sur le plan généalogique, c’est le cousin de ma bisaïeule Anne Élisabeth Louvet.
Orphelin de mère à l’âge de douze ans, le jeune homme enterra son père quelques mois avant de fêter ses vingt ans. Malgré cette situation familiale difficile, il avait acquis instruction et savoir-faire qui l’avaient conduit vers le métier de comptable exercé dans l’une des multiples usines textiles du village ou d’un bourg voisin, comme l’en attestait sa fiche matricule militaire.
S’il partait, ce n’était donc pas par nécessité de trouver un travail, c’était peut-être qu’il ne se sentait pas à l’aise dans une société rurale catholique que l’ordre social et moral du XIXe siècle rendait peu encline à accepter les différences.
Après Cambrai, le navire passa par Saint-Quentin le 21 août puis accosta au port de Compiègne le lendemain 22. Les marins débarquèrent pour quelques heures de détente, essentiellement dans les bars avoisinants.
L'enquête
À partir de ce moment, nous ne pouvons que reconstituer les faits et émettre des hypothèses à partir de divers articles de journaux, dont on peut dire qu’ils manquent sérieusement de rigueur.
Le soir du samedi 22 août 1885, le matelot Théophile Lansiaux, ne rentre pas à bord de son bâtiment. Le commandant appareille dès le lendemain tout en signalant son absence à la brigade de gendarmerie.
Dans l’après-midi du mercredi 26 un pêcheur découvre son corps dans l’Oise à proximité du pont. On avait retrouvé sur lui la somme de 5,50 frs ce qui correspond à peu près à deux jours de salaire. Le corps est transporté à l’Hôtel Dieu tout proche. Accident ou suicide, toutes les hypothèses sont plausibles à ce stade.
Cela donne droit au premier article de presse, daté du 29 août, où le journaliste « est porté à croire » que à la suite de trop copieuses libations notre matelots et deux autres amis se seraient noyés, les deux autres étant jusque-là disparus.
Entretemps la famille est prévenue, et c’est au tour de la gazette « Le guetteur de Saint-Quentin », d’y aller de son entrefilet. On y lira que le jeune Théophile Toussaint (sic) né à Bertry a été victime d’un terrible accident : il se promenait en barque lorsque celle-ci chavira ! (sic).Une messe a été célébrée à son intention dès le lundi.
Quelques jours plus tard, le fait-divers est repris par un autre périodique qui explique : Théophile Lansiaux, originaire d’Hounechy dans le Pas de Calais, — pfff, ça n’existe même pas ! — s’était rendu avec ses camarades en forêt de Compiègne, là ils furent attaqués par des bandits qui les assommèrent, pour les voler, avant de les jeter à l’eau.
Il faudra attendre début octobre pour en savoir plus et approcher de la vérité, autant que faire se peut. Il n’y a pas de troisième homme, un individu a bien été interpellé, pour vérification, puis relâché immédiatement.
Peu après la découverte du corps de Théophile, on découvre le second, un aubergiste, originaire d’un village voisin. Son identité ne sera pas révélée. Les constatations du médecin légiste sont formelles : les deux hommes ont été étranglés avant d’être jetés à l’eau post mortem.
L’enquête de police établit que les deux victimes ne se connaissaient pas auparavant, et ne se sont abordées qu'après 20h00.
Elles se seraient rencontrées par hasard et auraient fraternisé « avec la facilité qui permet aux soldats de trouver partout des amitiés soudaines », avant d’être en même temps victimes « du même attentat ».
Le juge d’instruction chargé de l’enquête sur cette « mystérieuse affaire », qualifiée par lui de « grave et délicate » cherche à comprendre comment et pourquoi ces deux hommes se sont rencontrés et ont décidé d’aller se promener dans le bois à une heure tardive.
Aussi « étrange qu’inexplicable ».
Épilogue :
L’enquête ne donna rien, les auteurs de ce double crime ne furent pas retrouvés, pas plus qu'il ne m'a été possible d'identifier la seconde victime. J'ai pu relever l'acte de décès du marin dans les archives de l'Oise, mais aucune trace de l'aubergiste.
Théophile Lansiaux fut enterré à Compiègne. La rigueur généalogie ne permet pas d’exprimer des affirmations quant à la cause et aux circonstances de sa mort. Il n’en demeure pas moins que j’ai une intime conviction.
Je pense, que le duo a été victime d’une expédition punitive, peut-être sur fond d'altercation et d'imbibation alcoolique, à l’encontre de ce que l’on nommait alors « les amitiés particulières ». Je ne vois pas d'autre explication. Cela ne peut pas être un double suicide, le crime crapuleux par des bandes qui séviraient dans la région n'est pas documenté. Le crime passionnel est exclus, une seule personne étranglant simultanément deux hommes jeunes me paraît hautement improbable. Les termes et précautions de langage des articles d'octobre sont révélateurs. Et, in fine, pourquoi deux personnes quel que soit leur sexe, iraient s'isoler dans un bois à cette heure tardive ?
L’Histoire nous apprend que la tolérance, comme la condamnation, sont deux attitudes qui ont alterné depuis cinq millénaires. Certaines civilisations n’ont jamais proscrit l’homosexualité, comme la Grèce ou la Rome antiques, d’autres l’ont vouée aux gémonies et ont lapidé, brulé les homosexuels pendant des siècles, comme le Judaïsme, le Christianisme ou l’islam.
Au début du XVIIIe siècle, est créée une première brigade des mœurs qui surveille, recense et poursuit, voire provoque les homosexuels, ceux qu’on n’appelle plus désormais que « les infâmes » et on découvre qu’ils représentent un pourcentage de la société non négligeable (5 % à 7 %). Si en théorie ils peuvent être condamnés à mort, ils le sont plus communément à la prison, à la déportation aux colonies, et encore rarement. Bien souvent, ils sont renvoyés chez eux sans autre forme de procès.
la Révolution française allait innover de façon spectaculaire en n’incriminant pas l’homosexualité dans le premier code pénal rédigé en 1791. Napoléon ne revint pas sur l’acquis révolutionnaire et le code pénal.
Le XIXe siècle fut marqué par la médicalisation de l’homosexualité qui fit des anciens criminels des malades. Dans le même temps, la vague du nouvel « ordre moral » incita l’Eglise à repartir, de plus belle, en croisade contre l’homosexualité, alors que la littérature, la multiplication des bars et cabarets dans les grandes villes vont au contraire la rendre plus visible, l'ancrer dans le paysage. Il faudra cependant attendre la seconde moitié du XXe siècle, et les mouvements revendicatifs, pour constater une réelle évolution de la condition homosexuelle, pour en arriver à la légalisation du mariage pour tous en France le 17 mai 2013.
* Torpilleur 54 : les torpilleurs numérotés sont des petits navires, construits à la fin du XIXe siècle, en totale rupture avec l’ancienne école qui privilégiait des bâtiments de plus en plus gros. L’idée étant de protéger toute la façade maritime sur un grand nombre de petits bateaux côtiers, torpilleurs, garde-côtes, béliers.
On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
On va sous les tilleuls verts de la promenade.
Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !
L’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits, − la ville n’est pas loin —, !
A des parfums de vigne et des parfums de bière…
Arthur Rimbaud
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Commentaires
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- 1. Albert PARISI Le Dim 14 jan 2024
Merci Dominique ; tu nous offres à nouveaux un texte édifiant.
Je retiens deux leçons :
- je dois vérifier les informations que je reçois.
- notre société est volontiers intolérante et les cœurs sont endurcis mais les mœurs évoluent.
Tantôt progressant tantôt régressant.
On n'admet plus les abus envers les femmes ou les enfants ; c'est bien.
Une femme qui allaite son enfant en public est objet de scandale ; c'est triste. -
- 2. Gabet Le Dim 14 jan 2024
Merci Dominique un lointain cousin également je descends de Catherine lansiaux épouse de Louis louvet de Bertry -
- 3. Christiane Bruneau Le Dim 14 jan 2024
Bravo . j'aime beaucoup ! -
- 4. Christiane Bruneau Le Sam 13 jan 2024
Pourquoi as tu cette intime conviction ?-
- Dominique LENGLETLe Dim 14 jan 2024
je crois l'avoir clairement exprimé dans mon texte
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